In Memoriam-Decroux: ARGUMENT


ARGUMENT par Louise Féron

De l’ importance d’Etienne Decroux dans le théâtre contemporain

Avant tout il existe le Decroux inventeur du Mime Corporel comme nouveau genre théâtral. Puis existe le Decroux à la recherche d’un art théâtral pur, essentiel, fondé sur l’usage expressif et esthétique du corps, mais sans l’obligation d’une étroite codification et sans division entre les genres. Enfin il existe au moins un troisième Decroux, celui qui enquêta sur les fondements de l’art de l’acteur, ce qui revient à dire sur l’action physique en scène, ses techniques et sa dramaturgie.

Jamais la théorie ne viendra étouffer le génie créateur d’un homme épris d’absolu, insatisfait devant le spectacle du monde, obsédé sa vie durant par la nécessité de détruire les apparences pour les reconstruire in y imprimant la marque du génie humain. Pareil au sculpteur, Decroux « domine la souffrance de l’individu dans la gloire lumineuse qu’il confère à l’éternité de l’apparence » (Nietzsche).

Dès lors ce besoin d’ascèse, de déconstruction pour mieux reconstruire, ne pouvait que l’amener à vouloir redécouvrir les lois du théâtre, allégeant l’acteur de tout ce qui n’est pas son être (décor, costume, et jusqu’au texte). « Je suis ossiste.» disait-il. C’est dans le moins, l’ascèse, la rigueur qui dépouille de l’excès, que Decroux va chercher sens et vérité. « Tout est dans un peu » dira-t-il. Comme Copeau, Artaud, Gordon Craig et tant d’autres, Decroux voudra faire table rase pour découvrir les éléments premiers, les vérités et les lois qui constituent le fondement de son activité artistique. Pour lui le mime sera avant tout un art transgressif, il deviendra l’instrument de cette quête de pureté.

Quels outils présideront à la création de son art ?

C’est le mime qui lui servira de terreau et de support dans sa quête de pureté. Très éloigné du mime, « mimésis », qui se situe dans la pure imitation ou représentation des gestes du quotidien, le mime de Decroux s’attache à montrer l’âme, le corps devenant à la fois le vecteur et le mode d’expression de celle-ci. Decroux dira que « la pensée a forme de corps ». Au visage, il préfèrera toujours la masse du corps comme moyen d’expression. « Il faut que ce soit le corps qui imite la pensée, dira-t-il. On ne peut déléguer le visage à cette fin, parce que, exempt de poids et de danger, celui-ci ne peut prouver la force d’âme. ».

C’est par le truchement de figures allégoriques imposées (le sportif, la machine, la statuaire mobile, l’homme de songe) ou l’étude de nos habitudes comme nos façons de marcher, issues de nos faiblesses ou de nos vices et que l’on croit invisibles et qui pourtant dénoncent notre intimité, qu’il mettra le corps au centre de son image du monde, un corps en résonance permanente avec ses singularités, sa complexité, ses contradictions. Chez Decroux, la pensée a forme de corps.

Le corps s’inscrit lui-même dans un espace contradictoire et multiple, il est en proie à des tiraillements que Decroux pointe constamment du doigt, éclairant sa vérité, sa relation à l’autre. Ainsi il questionne, taraude, repousse la vie dans ses retranchements ultimes. Le mime alors délivré de la psychologie, qui ne saurait se résoudre à l’expression de la pensée ou de l’émotion seule, constitue un événement scénique autant de l’ordre du sensible que du cognitif, véritable langage corporel spécifique, riche de dimensions musicales, dramatiques, sculpturales.

Quelles forces trouvons-nous en présence chez Decroux et comment s’érigent elles ?

Immobilité – silence, immobilité – mouvement, mouvement – fragmentation (le corps est segmenté en six parties à la fois isolées et dépendantes), mouvement – économie, force et poids, effort utile et effort inutile, rapidité du membre et résistance, tels sont les maîtres mots de cet instinctif obnubilé par la rigueur et par la complexité du vrai. Chez lui, les dualités des forces sont permanentes, elles ne sauraient se construire que par rapport à l’existence du pendant, du double, du contraire… véritable jeu de miroirs. Les forces ne trouvent leur équilibre que dans la confrontation.

« Un à la fois, mystique de la raison » disait-il mais l’un ne saurait exister sans l’autre.

Quand le corps précède le verbe

« Le metteur en scène est un pou qui se nourrit sur le crane de l'auteur » disait Decroux. Il pensait, et ce fut une règle immuable et essentielle dans son travail, qu'il était fondamentalement illogique que le metteur en scène prenne appui sur l'auteur dans le processus de création. Que se passe-t-il quand on décide d'inverser le processus quand ce n'est plus le texte qui est fondateur mais bien le jeu des corps qui, sous l'impulsion du metteur en scène et des énergies, directions, dynamiques en présence, créent du sens et de l'histoire... Que se passe-t-il...

On va, dès lors:

objectiver le langage du corps, désormais à l'origine de l'impulsion créatrice première

entendre ses propositions

faire suivre l'écriture

En quoi la pensée de D. peut elle influencer le texte en lui même ?

D. ne militait pas pour l’élimination du verbe, mais pour la réhabilitation du corps. Ce qui est mis en question, c’est le devenir du texte, comment il peut s’en trouver altéré, transformé, voir ravivé, quelles dimensions le texte peut prendre lorsque le corps retrouve toute sa place et sa plénitude. Ce que le texte peut y gagner en vérité, comment la poésie peut y gagner sa juste place loin des cloisonnements habituels. En effet, dans le théâtre traditionnel, on se borne à se demander quels effets le texte doit produire sur le corps. Dès lors on aboutit à une sorte de collage rudimentaire, où la psychologie servirait de colle et où le comédien ne fait que singer ce qu’il est censé ressentir. On ne se demande pas ce que le texte produit réellement sur le corps en terme de réaction, et surtout on ne se demande pas quels effet le corps, à travers sa vie propre, sa nécessité, ses limites, sa folie même peut produire sur le texte.

Dans cette réflexion dont un nouveau théâtre ferait l’objet, si le comédien est libéré du poids du texte, le texte se trouve lui aussi libéré du poids du comédien. Il peut être notamment dispensé de raconter une histoire, tout du moins dispensé de la servitude des répliques. Dès lors le texte est rendu à une forme de liberté originelle, où tout est possible à l’intérieur des contraintes décidées par l’auteur et dans le respect d’un corps qui retrouve ses droits.

Dorénavant dans cette nouvelle distribution des rôles entre le comédien et le texte, dans cette nouvelle donne, dans ce don réciproque de liberté, le rapport comédien / texte va pouvoir s’articuler différemment. Le texte et le corps ne seront plus nécessairement donnés dans le même temps, mais de façon décalée. Dès lors le texte interviendra en ponctuation, préambule, contradiction, apposition, exergue... Le texte ne sera plus l'attribut du comédien seul mais aussi d'intervenants extérieurs, qu'il s'agisse du conteur, de la voix off, ou de la parole de Decroux incarnée par un récitant.

Qu’ai-je, en temps qu'auteur, retenu de l’univers de Decroux, où a-t-il rencontré mon imaginaire ?

ED s’est attaqué au mythe de la pureté. Il tend à nous montrer combien les choses sont impures, hybrides, complexes.


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